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3 décembre 2006

Les Bienveillantes, lecture en cours

 

 

Lorsqu’en 1953 Robert Merle fit paraître La mort est mon métier, Mémoires imaginaires de Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz, l’écrivain et éditeur Jean Cayrol, ancien déporté à Mauthausen, réagit dans la revue Esprit de façon virulente, dénonçant le roman comme une tentative indue de « donner un corps romanesque à ce qui n’était qu’un monstre impossible à décrire ». Un demi-siècle plus tard, c’est en prêtant voix à un officier supérieur nazi qui, sur quelque neuf cents pages, relate les années 1941-1944 telles qu’il les a vécues, à Berlin et sur le front de l’Est, que Jonathan Littell signe une entrée stupéfiante sur la scène littéraire française. Le roman s’intitule Les Bienveillantes ; à travers le destin inventé du SS Maximilien Aue, il suit notamment les activités des sinistres Einsatzgruppen SS – ces groupes mobiles avançant dans le sillage de l’armée allemande pour exterminer les communistes et les juifs des territoires conquis –, et il se pourrait qu’il suscite semblables critiques à celle prononcée par Cayrol. La fiction n’est-elle pas, en effet, au regard de la spécificité du crime commis, de son intransmissibilité ontologique, le « crime moral » que dénonçait Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah ? Mais Jonathan Littell n’a pas choisi l’intenable position qui aurait consisté à donner une représentation romanesque du plus grand génocide de l’Histoire. C’est en quelque sorte en marge de l’indicible qu’il se tient, tout en se tournant pourtant, sans lyrisme ni complaisance, du côté des bourreaux. Cela pour s’interroger, à son tour, sur la « banalité du mal », naguère définie par Hannah Arendt, et sur la façon dont l’appareil génocidaire nazi s’en est nourri et servi.
Le résultat est saisissant. Fresque de grande ampleur où sont convoqués des centaines de personnages réels ou fictifs, portée par une authentique puissance narrative et un souci éthique omniprésent – on pense souvent, à la lecture, à Vie et destin de Vassili Grossman –, Les Bienveillantes n’est certes pas de ces romans qu’on peut envisager d’aimer, mais il se dégage de ses pages une force de conviction hors du commun, une sensation inouïe de réalisme et de justesse. Que ce récit soit né sous la plume d’un écrivain de 39 ans, qui signe là sa première œuvre littéraire, n’est pas le moins surprenant. Si son nom est familier, c’est que Jonathan Littell est le fils de l’écrivain américain Robert Littell. Et si, bien que de nationalité américaine, il écrit, lui, en français, c’est qu’il a en partie grandi en France. C’est d’ailleurs dans la littérature française qu’il puise ses références, la généalogie d’écrivains qu’il a faite sienne : Sade, Flaubert, Genet, Blanchot, Bataille – c’est dire si la question des liens entre la littérature et le mal n’est pas, pour lui, chose impensée.
Le mal, la souffrance que les hommes s’infligent les uns aux autres, ce garçon laconique, à l’allure et au visage adolescents, installé aujourd’hui à Barcelone avec femme et enfants, se souvient y avoir été très jeune confronté : « Lorsque j’étais enfant, chaque soir la télévision rendait compte des opérations de l’armée américaine au Vietnam. J’avais 8, 9 ans, mais l’idée d’être un jour appelé à aller me battre là-bas était une véritable hantise. » Les hantises de l’enfance sont tenaces, et c’est sans doute pourquoi, quinze ans plus tard, après trois années passées à la fac, Jonathan Littell part dans les Balkans alors en flammes. Lorsqu’il atterrit en Bosnie, il est sans projet particulier : « Je voulais simplement voir de près ce qu’était la guerre. » C’est sur place, à Sarajevo, qu’il entre en contact avec l’association humanitaire Action contre la faim (ACF), qui le recrute. Il y travaillera sept ans, multipliant les missions, en Bosnie donc, puis en Tchétchénie, en Afghanistan, au Congo, à Moscou... Jusqu’à ce que la lassitude le pousse à s’arrêter. C’était en 2001.
La même année, il commence à travailler sur Les Bienveillantes – une référence empruntée à Eschyle, qui, dans Les Euménides, fait intervenir ces divinités cruelles et vengeresses. « Tout est parti d’une photographie que j’ai eue sous les yeux il y a longtemps, en 1989, me semble-t-il : une jeune femme, pendue par les nazis, à Kharkov, en Ukraine, et dont le corps est demeuré ensuite étendu, abîmé dans la neige... » De cette image – présente, et même récurrente, dans Les Bienveillantes – est né peu à peu le projet d’un roman, portant sur la guerre 39-45, le front de l’Est. Quelques années plus tard, Littell voit Shoah, de Claude Lanzmann, et est impressionné particulièrement par une séquence d’entretien avec Raul Hilberg, dans laquelle l’historien américain souligne le rôle joué par la bureaucratie nazie dans l’extermination des juifs d’Europe. « Auschwitz, les chambres à gaz, je savais cela – je suis né dans une famille d’origine juive, et même si elle a émigré de Pologne aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle et n’a pas vécu de façon directe ces événements, j’ai néanmoins grandi avec cette histoire. Mais le fait que le génocide ait été l’œuvre d’un appareil bureaucratique organisé, rationalisé, budgété, je ne le mesurais pas. » C’est cette machine administrative effarante, cette logistique sophistiquée que l’on voit à l’œuvre, de l’intérieur, avec une précision sidérante, dans Les Bienveillantes, à travers les faits et gestes de Maximilien Aue. Un individu qui n’a a priori rien d’un pervers, ni d’un idéologue fanatique. Un homme hanté par une histoire personnelle douloureuse, par des rêves et des symptômes physiques qui semblent les indices d’une dégradation morale intense, mais aussi un fonctionnaire du crime sans passion ni compassion, sans doutes ni hésitations, mû par un pur et simple et effrayant souci d’efficacité. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût », se justifie Maximilien Aue, en préambule à ces Mémoires imaginaires.
On connaît cette rhétorique du devoir, de l’obéissance : les bourreaux nazis appelés après guerre à comparaître y ont amplement eu recours. Jonathan Littell n’ignore rien de l’historiographie du nazisme et des interprétations qu’il a suscitées depuis soixante ans. Avant de se lancer dans l’écriture des Bienveillantes, il s’est plongé, près de deux années durant, dans les archives écrites, sonores ou filmées de la guerre et du génocide, les actes des procès, les organigrammes administratifs et militaires, les études historiques et interprétatives. Il s’est aussi rendu à Kharkov, à Kiev, à Piatigorsk, à Stalingrad... sur les traces de l’invasion sanglante de la Wehrmacht s’enfonçant en URSS, à partir de juin 1941. Le résultat, tangible dans le roman, de ces travaux préalables : un sentiment de réel d’une prégnance incroyable. « C’est ça, le sujet de ce livre : le réel. Or il y a un grain dans le réel, comme on parle du grain d’une photographie : le réel a un goût, une odeur, des sons, et c’est cela que je voulais retrouver, rendre au plus juste. Quand on invente, on simplifie toujours. Je ne voulais surtout pas écrire ce qu’on appelle un roman historique, faire de ces événements un décor de théâtre devant lequel faire évoluer mes personnages. Tant qu’on s’appuie ainsi fermement sur le réel, la part inventée, romanesque, tient la route. »
Et le réel est bien là, atroce, et qui, à travers le regard lucide et indifférent d’Aue – au-delà de son histoire intime –, prend souvent toute la place : l’invasion, les tueries, la mise en œuvre organisée du génocide, le souci maniaque de rationaliser le crime, la déshumanisation sans fin des victimes. Pourquoi, de cela, décider de faire un roman ? « Le but, bien entendu, est de tenter de comprendre. Donc d’interpréter. La Shoah, en tant qu’objet historique, a ceci d’unique qu’elle est extrêmement documentée et étudiée, mais demeure rétive à l’interprétation. Chaque fait nouvellement établi suscite une nouvelle interprétation, mais cette interprétation se heurte toujours à un blocage, et l’énigme ne cesse de s’épaissir. » Cette opacité inscrit la Shoah dans l’Histoire comme un crime incomparable. Et Jonathan Littell ne se livre, de fait, à aucune comparaison. La question du bourreau, pourtant, il estime qu’elle se pose avec acuité aux hommes de toutes les générations, jusqu’en ce XXIe siècle commençant : il y eut le Vietnam, les guerres de décolonisation, il y a désormais Guantánamo et l’Irak. Alors, pose-t-il, « aujourd’hui, les bourreaux, c’est un peu nous ». Au moment où l’individu se doit de choisir entre le bien et le mal, qu’est-ce qui fait pencher la balance ? L’abîme est sans fond.

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