Les Bienveillantes, lecture en cours
Lorsqu’en 1953 Robert Merle fit paraître La mort est mon métier,
Mémoires imaginaires de Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz,
l’écrivain et éditeur Jean Cayrol, ancien déporté à Mauthausen, réagit
dans la revue Esprit de façon virulente, dénonçant le roman comme une tentative indue de « donner un corps romanesque à ce qui n’était qu’un monstre impossible à décrire ».
Un demi-siècle plus tard, c’est en prêtant voix à un officier supérieur
nazi qui, sur quelque neuf cents pages, relate les années 1941-1944
telles qu’il les a vécues, à Berlin et sur le front de l’Est, que
Jonathan Littell signe une entrée stupéfiante sur la scène littéraire
française. Le roman s’intitule Les Bienveillantes ; à travers
le destin inventé du SS Maximilien Aue, il suit notamment les activités
des sinistres Einsatzgruppen SS – ces groupes mobiles avançant dans le
sillage de l’armée allemande pour exterminer les communistes et les
juifs des territoires conquis –, et il se pourrait qu’il suscite
semblables critiques à celle prononcée par Cayrol. La fiction
n’est-elle pas, en effet, au regard de la spécificité du crime commis,
de son intransmissibilité ontologique, le « crime moral » que dénonçait
Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah ? Mais Jonathan Littell
n’a pas choisi l’intenable position qui aurait consisté à donner une
représentation romanesque du plus grand génocide de l’Histoire. C’est
en quelque sorte en marge de l’indicible qu’il se tient, tout en se
tournant pourtant, sans lyrisme ni complaisance, du côté des bourreaux.
Cela pour s’interroger, à son tour, sur la « banalité du mal », naguère
définie par Hannah Arendt, et sur la façon dont l’appareil génocidaire
nazi s’en est nourri et servi.
Le résultat est saisissant. Fresque
de grande ampleur où sont convoqués des centaines de personnages réels
ou fictifs, portée par une authentique puissance narrative et un souci
éthique omniprésent – on pense souvent, à la lecture, à Vie et destin de Vassili Grossman –, Les Bienveillantes
n’est certes pas de ces romans qu’on peut envisager d’aimer, mais il se
dégage de ses pages une force de conviction hors du commun, une
sensation inouïe de réalisme et de justesse. Que ce récit soit né sous
la plume d’un écrivain de 39 ans, qui signe là sa première œuvre
littéraire, n’est pas le moins surprenant. Si son nom est familier,
c’est que Jonathan Littell est le fils de l’écrivain américain Robert
Littell. Et si, bien que de nationalité américaine, il écrit, lui, en
français, c’est qu’il a en partie grandi en France. C’est d’ailleurs
dans la littérature française qu’il puise ses références, la généalogie
d’écrivains qu’il a faite sienne : Sade, Flaubert, Genet, Blanchot,
Bataille – c’est dire si la question des liens entre la littérature et
le mal n’est pas, pour lui, chose impensée.
Le mal, la souffrance
que les hommes s’infligent les uns aux autres, ce garçon laconique, à
l’allure et au visage adolescents, installé aujourd’hui à Barcelone
avec femme et enfants, se souvient y avoir été très jeune confronté : « Lorsque
j’étais enfant, chaque soir la télévision rendait compte des opérations
de l’armée américaine au Vietnam. J’avais 8, 9 ans, mais l’idée d’être
un jour appelé à aller me battre là-bas était une véritable hantise. »
Les hantises de l’enfance sont tenaces, et c’est sans doute pourquoi,
quinze ans plus tard, après trois années passées à la fac, Jonathan
Littell part dans les Balkans alors en flammes. Lorsqu’il atterrit en
Bosnie, il est sans projet particulier : « Je voulais simplement voir
de près ce qu’était la guerre. » C’est sur place, à Sarajevo, qu’il
entre en contact avec l’association humanitaire Action contre la faim
(ACF), qui le recrute. Il y travaillera sept ans, multipliant les
missions, en Bosnie donc, puis en Tchétchénie, en Afghanistan, au
Congo, à Moscou... Jusqu’à ce que la lassitude le pousse à s’arrêter.
C’était en 2001.
La même année, il commence à travailler sur Les Bienveillantes – une référence empruntée à Eschyle, qui, dans Les Euménides, fait intervenir ces divinités cruelles et vengeresses. « Tout
est parti d’une photographie que j’ai eue sous les yeux il y a
longtemps, en 1989, me semble-t-il : une jeune femme, pendue par les
nazis, à Kharkov, en Ukraine, et dont le corps est demeuré ensuite
étendu, abîmé dans la neige... » De cette image – présente, et même récurrente, dans Les Bienveillantes –
est né peu à peu le projet d’un roman, portant sur la guerre 39-45, le
front de l’Est. Quelques années plus tard, Littell voit Shoah, de
Claude Lanzmann, et est impressionné particulièrement par une séquence
d’entretien avec Raul Hilberg, dans laquelle l’historien américain
souligne le rôle joué par la bureaucratie nazie dans l’extermination
des juifs d’Europe. « Auschwitz, les chambres à gaz, je savais
cela – je suis né dans une famille d’origine juive, et même si elle a
émigré de Pologne aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle et n’a pas
vécu de façon directe ces événements, j’ai néanmoins grandi avec cette
histoire. Mais le fait que le génocide ait été l’œuvre d’un appareil
bureaucratique organisé, rationalisé, budgété, je ne le mesurais pas. »
C’est cette machine administrative effarante, cette logistique
sophistiquée que l’on voit à l’œuvre, de l’intérieur, avec une
précision sidérante, dans Les Bienveillantes, à travers les
faits et gestes de Maximilien Aue. Un individu qui n’a a priori rien
d’un pervers, ni d’un idéologue fanatique. Un homme hanté par une
histoire personnelle douloureuse, par des rêves et des symptômes
physiques qui semblent les indices d’une dégradation morale intense,
mais aussi un fonctionnaire du crime sans passion ni compassion, sans
doutes ni hésitations, mû par un pur et simple et effrayant souci
d’efficacité. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine
connaissance de cause, pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il
était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que
ce fût », se justifie Maximilien Aue, en préambule à ces Mémoires imaginaires.
On
connaît cette rhétorique du devoir, de l’obéissance : les bourreaux
nazis appelés après guerre à comparaître y ont amplement eu recours.
Jonathan Littell n’ignore rien de l’historiographie du nazisme et des
interprétations qu’il a suscitées depuis soixante ans. Avant de se
lancer dans l’écriture des Bienveillantes, il s’est plongé,
près de deux années durant, dans les archives écrites, sonores ou
filmées de la guerre et du génocide, les actes des procès, les
organigrammes administratifs et militaires, les études historiques et
interprétatives. Il s’est aussi rendu à Kharkov, à Kiev, à Piatigorsk,
à Stalingrad... sur les traces de l’invasion sanglante de la Wehrmacht
s’enfonçant en URSS, à partir de juin 1941. Le résultat, tangible dans
le roman, de ces travaux préalables : un sentiment de réel d’une
prégnance incroyable. « C’est ça, le sujet de ce
livre : le réel. Or il y a un grain dans le réel, comme on parle du
grain d’une photographie : le réel a un goût, une odeur, des sons, et
c’est cela que je voulais retrouver, rendre au plus juste. Quand on
invente, on simplifie toujours. Je ne voulais surtout pas écrire ce
qu’on appelle un roman historique, faire de ces événements un décor de
théâtre devant lequel faire évoluer mes personnages. Tant qu’on
s’appuie ainsi fermement sur le réel, la part inventée, romanesque,
tient la route. »
Et le réel est bien là, atroce, et qui, à
travers le regard lucide et indifférent d’Aue – au-delà de son histoire
intime –, prend souvent toute la place : l’invasion, les tueries, la
mise en œuvre organisée du génocide, le souci maniaque de rationaliser
le crime, la déshumanisation sans fin des victimes. Pourquoi, de cela,
décider de faire un roman ? « Le but, bien entendu, est de tenter
de comprendre. Donc d’interpréter. La Shoah, en tant qu’objet
historique, a ceci d’unique qu’elle est extrêmement documentée et
étudiée, mais demeure rétive à l’interprétation. Chaque fait
nouvellement établi suscite une nouvelle interprétation, mais cette
interprétation se heurte toujours à un blocage, et l’énigme ne cesse de
s’épaissir. » Cette opacité inscrit la Shoah dans l’Histoire comme
un crime incomparable. Et Jonathan Littell ne se livre, de fait, à
aucune comparaison. La question du bourreau, pourtant, il estime
qu’elle se pose avec acuité aux hommes de toutes les générations,
jusqu’en ce XXIe siècle commençant : il y eut le Vietnam, les guerres
de décolonisation, il y a désormais Guantánamo et l’Irak. Alors,
pose-t-il, « aujourd’hui, les bourreaux, c’est un peu nous ».
Au moment où l’individu se doit de choisir entre le bien et le mal,
qu’est-ce qui fait pencher la balance ? L’abîme est sans fond.