LEAVING LAS VEGAS
Leaving Las Vegas
USA, 1995
De Mike Figgis
Scénario : Mike Figgis
Avec Nicolas Cage, Elizabeth Shue, Julian Sands
Photo : Declan Quinn
Musique : Mike Figgis
Durée : 1h47
Ben, scénariste raté, est alcoolique. Le jour de son licenciement,
il décide de partir pour Las Vegas, où les bars sont ouverts toute la
nuit, pour y mourir par l'alcool. Un soir, il rencontre Sera,
prostituée victime de son mac, acceptant son destin. Après maintes
rencontres, Ben emménage chez Sera, où les deux co-existent, acceptant
la vie de chacun, cherchant un équilibre qui jamais ne vient.
Le texte ci dessous comprend, pour une plus ample explication des enjeux du film Leaving Las Vegas, des informations importantes concernant les autres films de Mike Figgis, notamment sur leurs dénouements.
L'HISTOIRE DU FILM
Comment classer Leaving Las Vegas?
Dans la grande famille du drame, évidemment, mais il est, en dehors de
cela, bien difficile de donner un genre à ce sixième film de Mike
Figgis. Le film est une romance, si étrange soit-elle, il traite
d'alcoolisme, de prostitution, de mort, de vies déchirées, mais aussi
de Las Vegas, tout cela de manière si juste qu'il semble important de
replacer ce film dans la juste mesure qui lui convient. L'auteur du
livre, John O’Brien, fut en grande partie inspiré de sa propre vie de
scénariste alcoolique pour écrire cette sombre descente aux enfers. Son
suicide, quinze jours après la vente des droits d'adaptation, ne fit
que renforcer l'intérêt pour son histoire. Mike Figgis, sortant alors
de lourds échecs publics et critiques (Mister Jones, Les Leçons de la vie), entame avec ce film ce qui apparaît aujourd'hui comme un tournant symbolique. Elisabeth Shue gagnera avec ce film une reconnaissance qu'elle n'avait pas connue auparavant, dans des rôles constants de fiancée modèle (Cocktail, Back to the future 2 et 3). Nicolas Cage, malgré une renommée acquise dans des rôles marquant dans le cinéma indépendant (Arizona Junior, Red Rock West, Sailor et Lula) est lui aussi en perte de vitesse (on rappellera que Barbet Schroeder a dû se battre avec les producteurs pour l'imposer dans Kiss of Death). On peut dire que Leaving Las Vegas
est en quelque sorte la pierre angulaire pour toutes ces personnes. Le
film obtint quatre nominations aux Oscars, le prix du meilleur film
décerné par la critique de Los Angeles, et bien d'autres prix. Nicolas
Cage et Elisabeth Shue accumulèrent les prix d'interprétation (dont
l'Oscar et le Golden Globe pour Cage), et la renommée, changeant leurs
carrières de façon impressionnante.
LES THEMES DU FILM
Si Leaving Las Vegas
devait être avant tout quelque chose, il serait une tragique, émouvante
et étrange histoire d'amour, une de ces histoires invraisemblables,
l'amour de deux paumés, un amour à la fois sincère et masochiste. Sera,
prostituée, rencontre Ben, alcoolique. Tous deux savent qu'il n'ont pas
de temps, que Ben a fait le choix de renoncer à la vie, tandis que Sera
a choisi d'accepter la sienne. Ils ont ainsi la contrainte commune
d'accepter le monde de l'autre, tout en sachant que cela aura une fin,
acceptant leurs choix volontaires, comme décidés à en finir d'être
seuls. La solitude est en effet le centre de toutes les émotions des
deux personnages (Sera affirme qu'elle en a assez d'être seule, Ben
veut juste passer du temps avec elle...). Aussi on comprend les efforts
de Sera, cette force inaltérable, tout comme on observe la retenue de
Ben, homme brisé pour qui cette femme est "son ange", tant elle lui
apparaît dans ses rêves idylliques entre deux gorgées de son poison.
La justesse de Mike Figgis repose là, dans cet équilibre menacé sans
arrêt par la voix de la raison. De même, en observant le jeu auquel se
livre le couple, il réalise parfaitement les enjeux de ses personnages,
le rejet qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, qui se traduit par
quelques scènes particulièrement dures: les cadeaux en sont un exemple
particulièrement flagrant, ou le fait que Ben refuse de faire l'amour à
Sera, ou que celle-ci s'efforce en permanence de faire comme si l'homme
en face de lui était normal. C'est ainsi que l'on observe notre couple,
entre haine et amour, rejet et attraction. Mais on observe aussi le
regard des autres, dans un Las Vegas plus désolant que jamais, jugé
plus que froidement par l' oeil de la caméra, que ce soit les lumières
aveuglantes de la nuit ou le froid désolant du jour.
"The whole year inn, the hole you're in", peut-on lire à
l'entrée de l'hôtel de Ben; la ville est effrayante de jour, tant que
ses rues sont vides, comme si le monde cessait d'exister; la ville est
vorace de nuit, attirant les âmes perdues vers les lumières
aveuglantes. Sera et Ben semblent ici dans leurs univers, couple normal
le jour, redevenant des icônes de nuit, celles d'une vie ratée.
Ben l'alcoolique, particulièrement, est montré dès le début comme un
homme qui a tout perdu. La première scène le montre chargeant son
caddie d'alcool pour le retrouver, deux séquences plus tard, le frigo
vide, affalé sur le sol, remarquant que dans sa nuit sans fin, il a
perdu son alliance. Dans sa gestuelle, sa façon d'être, on devine quel
genre d'homme fut Ben. En dix minutes, on découvre qu'il a perdu ses
amis, qu'il a été renvoyé, qu'il n'attire autour de lui que des regards
de négation, le rejet des autres (la scène où il tente de séduire une
femme au bar est particulièrement évocatrice) ou la compassion de gens
ignorants. On le voit également mettre fin à sa vie passée, brûler
jusqu'à son identité (passeport, photos de famille), pour ne laisser
qu'un vélo (qu'il a visiblement acheté en mémoire fugitive d'un enfant
disparu). Mike Figgis, par l'intermédiaire de son personnage, dresse le
portrait concret d'un homme qui par le vice a tout perdu, ou qui est
tombé dans le vice en perdant tout. Il s’en suit une prise de
conscience incroyable du quotidien assez fou de ce qu'est l'alcoolisme.
Mais ne nous y trompons pas, Figgis n'appelle pas à de la compassion
pour son personnage; un homme qui choisit de se donner la mort est un
homme encore libre.
Et Figgis le sait, et même si par l'intermédiaire de Sera on oublie le
chemin de croix de Ben, il n'en saurait finir autrement que dans la
mort. La mort, Figgis la filme comme toujours de façon théâtrale
(Robert downey Jr dans Pour une nuit,Stellan Skarsgaard dans Time Code, Saffron Burrows dans Mademoiselle Julie), comme un sacrifice. Si on pourra trouver dans la fin de Leaving Las Vegas
une morale assez dérangeante (l'ultime coït entre les deux personnages,
à la fois émouvant et pathétique), c'est dans les derniers mots de Sera
qu'il faut y chercher une réponse: "On savait qu'on avait peu de temps".
Sera, joué par Elisabeth shue, constitue aussi un sujet douloureux. Une
prostituée qui accepte son sort, vit dans une belle résidence jusqu’à
ce qu’elle soit démasquée. Une femme dont on suit le parcours
chaotique, de sa séparation d’avec Yuri, son mac, violent et
psychotique (Julian Sands, habitué de Figgis) à son viol collectif
(scène éprouvante, où Figgis fait preuve d’une violence visuelle assez
intense pour marquer le spectateur dans sa chair). Entre deux il y a
Ben, et ces mystérieuses confidences (un psychiatre, une caméra…), et
au delà de tout cela, il y a le destin d’une femme qui se bat pour être
"normale".
Leaving Las Vegas n’avait rien pour séduire, rien de beau, rien
de lumineux, juste le triste conte de deux êtres inadaptés qui
cherchent à tout prix à être acceptés tels qu’ils sont, ce qui en soit
est probablement le plus dur des combats. Souligné par la musique de
Mike Figgis lui-même, le film écœure ou émeut selon les jugements. Il
ne laisse en tout cas pas indifférent.